mercredi 2 janvier 2008

Interwieuw de Basseck Ba K.

Bassek ba Kobhio: "Paul Biya doit songer à partir"


Le Quotidien Mutations/VENDREDI, 26 AOûT , 2005 - 06:14 Dans un entretien, le cinéaste parle des hommes politiques et des intellectuels camerounais. Entretien mené par Mbanga-Kack
L’artiste est un politique en dissidence
Peut-on encore avoir la prétention de présenter Bassek ba Khobio ? Les plus jeunes n’ont vu, au cours de ces dix dernières années, le promoteur des Films terre africaine et, surtout, du festival des Ecrans noirs dont il prépare fébrilement la 10e éditionn l’an prochain.
Mais quelques anciens se souviendront de l’étudiant engagé qui enflammait les campus pendant une période difficile au plan des libertés individuelles, qui fit quelques tours à la prison politique, qui fut enseignant de lycée pendant quelques années avant de faire quelques piges au ministère de la Culture. Jusqu’au moment où il décida de se lancer dans les métiers du cinéma, avec le succès que l’on sait.
Bassek ba Kobhio a toujours été une " grande gueule ", polémiste à souhait, n’ayant jamais peur de provoquer. Est-il pour autant un homme politique ? " B.B.K:Tout ce que je fais, tous les actes que je pose ont toujours été essentiellement politiques, dit-il avec force. Ils visent à contribuer au changement de la cité, à la promotion des habitants de cette cité. Ils ne visent pas à faire de moi un gestionnaire de la cité, j’en conviens et je l’assume : la place d’un artiste, de quelqu’un qui prétend au statut d’intellectuel, est du côté de la réflexion, de l’invention, du côté des idées, pas de la gestion. Venant d’une famille modeste et père d’un enfant à 22 ans, j’ai dû au sortir de l’université de Yaoundé travailler quelques années dans l’administration. Je savais le jour que j’y entrais qu’il me faudrait en sortir le plus vite possible, si je voulais redevenir libre. Vouloir faire reculer la bêtise est un état d’esprit politique très fort, très engageant, avec parfois l’impression de donner des coups d’épée dans l’eau.” Une indication claire sur le ton des échanges qui suivent.
Quel regard portez-vous sur la scène politique camerounaise ? B.B.K:Un regard déçu, par rapport à ce qu’on aurait pu attendre des hommes politiques dans un pays qui est l’un des rares d’Afrique noire à avoir acquis son indépendance par la lutte armée, qui a eu pendant deux à trois décennies l’un des meilleurs systèmes scolaires et l’une des meilleures universités d’Afrique. Notre démocratie s’affirme trop lentement, et ce n’est pas que le fait du pouvoir. Nous avons connu, depuis le début des années 90, une opposition truffée d’opportunistes ou de gens dont c’était le seul moyen de se signaler. Ça ne donne pas une scène politique saine et dynamique. Mais en définitive nous en sommes tous responsables : un peuple a les dirigeants et la classe politique qu’il mérite.
Pouvez-vous réagir à l’évocation de chacun de ces noms : Dakollé Daissala... B.B.K:Un privilégié qui a su rallier à sa cause des exploités de toujours. Son statut a changé en mieux, mais eux demeurent parmi les damnés du Cameroun.
Adamou Ndam Njoya... B.B.K:Un honnête homme, trop croyant, et à qui il manque cette dose de démagogie hélas nécessaire à l’homme politique.
Henri Hogbe Nlend... B.B.K:Il ne connaît pas le pays profond, et il a aussi répondu aux sirènes de l’opportunisme. Je n’ai jamais compris son alliance de 1992 avec l’Undp qui se réclamait être le prolongement de l’Unc d’Ahidjo. Um Nyobe a dû se retourner là où il est.
A. F. Kodock... B.B.K:Comme Hogbe, il assassine chaque jour un peu plus le Mpodol, mais, lui, connaît très bien ce pays et ses dirigeants, et c’est une bête politique sans foi ni loi, l’essentiel étant pour lui de s’en sortir, quitte à s’en sortir seul.
Paul Biya... B.B.K:Un homme bourré de chance et qui, malheureusement pour nous, depuis son retour au Cameroun après ses études, n’a jamais su ce que vaut le prix du taxi, le carburant ou le beignet-haricot, puisqu’il a démarré par un poste élevé dans l’administration. Nommé ou coopté depuis la sortie de l’université, il est devenu président de la République sans avoir jamais connu de compétition électorale, sans avoir jamais connu le risque que court un préparateur de putsch, en feignant l’inoffensif, jusqu’à tromper le rusé Ahidjo qui s’est gourré royalement sur son compte. Plus enrobé de chance, je connais pas. Mais du coup, l’opinion du peuple, il n’en a cure, parce que c’est pas par sa volonté qu’il est là. La seule fois d’ailleurs où il y a eu réelle élection, en 1992, il a touché à la réalité de cette opinion. Seule semble compter pour lui une paix de surface qui préserve son pouvoir, et ça, on ne peut pas dire qu’il n’y a pas réussi. Si la politique était l’art de durer, sur ce plan-là il y a réussi.
Bello Bouba Maigari... B.B.K:La démocratie n’est pas une cour royale, encore moins une dynastie ethnico-politique. Il semble avoir été formé pour régner, pas pour diriger un mouvement politique en démocratie. Sa plus grave erreur politique est de n’avoir pas laissé Samuel Eboua diriger l’Undp initiale. Conséquence : moins de 20 ans après le début de son mouvement, il ne représente plus rien, ni à l’assemblée, ni au gouvernement où il est esseulé. Les Kodock et consorts ont réussi à faire de l’Upc un parti tribal, lui a réussi à conforter la perception d’une Undp «nordiste» et musulmane.
Anicet Ekanè... B.B.K:Il comprend mieux le pays avec le temps qui passe, mais il a encore trop dans la tête des schémas étrangers de l’action politique. Le Cameroun, ce n’est pas un mai 68 français permanent. Il ne suffit pas que de pousser pour que le château de sable s’effondre. Il a pour moi une grande qualité : il s’intéresse à l’art et aux artistes. Sur ce plan, c’est le Grégoire Owona de l’opposition.
Moukoko Priso... B.B.K:Son discours n’aura aucune prise sur les Camerounais. La politique, c’est aussi l’art de savoir se hisser ou s’abaisser au niveau de votre public cible.
John Fru Ndi... B.B.K:Un des rares hommes politiques camerounais, après Ruben Um Nyobe ou Ernest Ouandié , qui ait fait rêver les Camerounais. Mais cela a duré l’espace d’un court matin. Sa formation générale et politique est apparue par la suite trop limitée. Il n’est pas jusqu’à ses fervents défenseurs d’alors qui se demandent où nous en serions aujourd’hui s’il avait gagné.
Quelle réflexion vous inspire cette déclaration d’Achille Mbembé: «l’Upc doit mourir pour renaître» ? B.B.K:D’abord je veux être clair. Je n’ai jamais été upéciste, en dehors du fait que tout Camerounais patriote a quelque chose d’upéciste en lui. L’amalgame est toujours vite fait, dès qu’on est bassa’a et libre d’esprit, d’être enrégimenté dans l’Upc. Mais je ne peux pas appartenir à un parti, j’abhorre trop la discipline de groupe pour le faire. Il demeure que si j’avais été là avant l’indépendance, j’aurais été upéciste. Etre upéciste, ça ne voulait pas dire alors appartenir à un parti, ça voulait dire être pour la liberté, face aux colons et aux collabos. Pour revenir à votre question, je dirais que l’esprit fondateur de l’Upc ne cessera jamais d’animer les nationalistes camerounais. Mais l’Upc en tant que grand parti, c’est fini. Les opportunistes et les dogmatiques l’ont sabordé. Il faut savoir refermer des portes et enterrer les morts. S’accrocher au sigle désormais galvaudé, c’est peut-être contribuer davantage à assassiner l’Upc. L’Upc clandestine, combattue, constituait une raison d’espérer, espérer quoi ? Peu importe, à partir du moment où on pouvait espérer un autre futur, un peu comme les juifs attendent le Messie, que les chrétiens espèrent son retour, parce que les peuples ont besoin de mythes.
Quel bilan tirez-vous de la gestion économique du Cameroun ? B.B.K:Nous avons été un pays autosuffisant. Nous entendions parler du Fmi comme d’un ogre lointain. Nous avions juré de ne jamais passer sous ses fourches caudines. Nous y sommes depuis et en plein, sans pouvoir entrevoir le bout du tunnel. Nous sommes passés d’une colonisation directe d’avant indépendance à une néocolonisation après, et nous sommes aujourd’hui sous tutelle du Fmi et de la Banque mondiale. Ce n’est guère plus enviable.
L’ajustement structurel recommandé par le Fmi et la Banque mondiale, peut-il sortir le Cameroun de la pauvreté? B.B.K:Non. Définitivement non. Il fait simplement de nous des acheteurs fiables et disciplinés, un peu comme un usurier souhaite que son débiteur ne soit pas ruiné mais demeure en dessous du seuil de l’émancipation .
D’aucuns estiment qu’après 23 ans de règne, Biya reste le moindre mal et appellent à une révision de la Constitution pour le maintenir au pouvoir après 2011... B.B.K:On ne peut pas être un président performant sur 25 ans. Les grandes nations modernes l’ont compris, d’où la disparition progressive des rois et des empereurs. Ceux qui veulent cette éternité au pouvoir ne veulent pas du bien à Biya et pensent à eux-mêmes et à leurs privilèges, ou alors font du bruit pour ne pas être reprochés de n’en avoir pas fait. Si Paul Biya veut se donner une chance d’être inscrit sur la tablette réduite des grands hommes d’Etat, il lui faudra songer à partir mais en organisant, et son départ et son après. Voyez comment les Camerounais ont oublié tous les méfaits de la dictature d’Ahidjo, l’homme des camps de concentration de Yoko ou de Tcholliré ou de la Bmm de Yaoundé, simplement parce qu’il a su gérer son départ, au moins dans les premiers temps ? Ceux qui disent le contraire à Biya sont exactement de la même trempe que ceux qui ont conseillé à Ahidjo de revenir en 1984, au risque réussi de ternir son beau geste du 6 novembre 1982 et de finir enseveli en terre étrangère.
Dans les conditions actuelles, avec les lois actuelles et les mentalités de l’administration, l’alternance politique, par la voix des urnes, est-elle possible ? B.B.K:Non. On gagne des élections contre un ou plusieurs adversaires. Pas contre des urnes.
Une certaine opinion pense que le mal du Cameroun provient de l’Occident... B.B.K:Non. Chaque peuple est comptable de ses victoires et de ses turpitudes. Il y a eu un moment pour les récriminations de l’homme noir, il y a longtemps que nous devrions en être au stade de l’auto flagellation. Nous sommes comptables de tous nos malheurs, comptables même des classes politiques que nous choisissons ou laissons nous gouverner.
Comment entrevoyez-vous l’après-Biya? B.B.K:Personne n’imaginait qu’Ahidjo aurait ce sursaut de patriotisme en choisissant de se faire remplacer pacifiquement par Paul Biya. Pourquoi Biya, plus formé que son prédécesseur à l’histoire des rois et des gouvernants étant donné les études qu’il a faites, ne nous surprendrait pas agréablement? Si Biya s’occupe de manière patriotique de sa succession, alors on peut être modérément optimiste, parce que connaissant le Cameroun politique d’aujourd’hui, avec des acteurs prêts à tout brûler plus par intérêt personnel que par conviction, on ne peut être sûr de rien. Par contre, si Biya ne s’occupe pas de son vivant de sa succession, même dans son propre camp, c’est le cataclysme annoncé. Il y a au Cameroun cent fois plus de raisons que ça explose qu’il n’y en avait en Côte d’Ivoire. Savez-vous d’où vient la crise ivoirienne ? Du fait qu’un président, fût-il gérant de l’indépendance, ait cru qu’il était immortel, ait en plus laissé à côté d’une constitution d’ailleurs claire une réalité floue. Bédié et Ouattara étaient du même bord, mais le flottement de quelques jours à la tête de l’Etat, dû au conflit larvé du successeur constitutionnel face au gérant effectif de la réalité du pouvoir dans les derniers temps de Houphouët, c’est là le vrai fondement de la crise ivoirienne. Le reste, c’est des extravagances d’un limon boueux. Il faut le dire et le redire pour encourager les gouvernants à gérer leur après. J’ai peur à l’après-Biya, sauf si, comme je l’ai dit… Je crois même que la manière dont Biya choisira de partir du pouvoir et ce qu’il aura pris comme dispositions pour une succession pacifique scellera définitivement son destin historique.
Des voix nostalgiques en arrivent à regretter «l’époque Ahidjo». A considérer le seul plan de la liberté d’expression, pouvez-vous regrettez ce passé? B.B.K:Pour des simples pièces de théâtre, pour des simples articles, pour de revendications estudiantines fondées, pour des lectures particulières, pour des commentaires personnels sur la gestion du pouvoir, j’ai connu encore élève ou étudiant les portes 221 et 222 de la tour de la délégation à la sûreté, j’ai connu l’ascenseur lugubre du Cener, j’ai humé la vie animale de la BMM, alors ne comptez pas sur moi pour regretter l’époque Ahidjo. Sous Biya j’ai quand même écrit «La fin du maquis» ou «les eaux qui débordent» sans être convoqué. Ça ne veut cependant pas dire que l’âge d’or de la liberté était arrivé.
Vous parliez de revendication estudiantine, vos camarades d’université se souviennent précisément du leader estudiantin. B.B.K:C’est moi qui ai dirigé la grève qui en 1979 a annulé pour les facultés de lettre la licence à bac + 4 et qui a ramené la licence en droit de bac + 4 à bac + 3. Ce furent des moments intenses. A l’époque déjà, la coïncidence de l’attaque de l’armée Upc à Djoum avec enlèvement du sous préfet, avait amené certains flics à penser que j’étais un point essentiel du Manidem.
Vous vous en êtes sorti? B.B.K:J’ai dû avoir la chance qu’ils se rendent compte qu’il n’en était rien. «Au cœur d’une œuvre», une émission de critique littéraire animée avec Gerba Mallam, vous a révélé au public dans les années 80. Qu’est-ce qui vous guidait dans le choix des œuvres ? B.B.K:La dimension politique. La dimension littéraire certes un peu aussi, mais surtout je recherchais des œuvres qui donnassent prétexte à commentaire socio-politique.
Rétrospectivement, et quand vous revoyez le contexte politique de l’époque, quelle appréciation portez-vous sur cette émission? B.B.K:Le plaisir d’avoir pu contourner la censure m’excite encore. Nous avons connu des censures, des suspensions de l’émission, mais nous revenions chaque fois sous une autre dénomination, et j’étais en face de l’un des trois ou cinq meilleurs journalistes camerounais de tous les temps, ce qui était davantage motivant.
La littérature n’était-elle pas un prétexte pour faire une incursion dans le champ politique? B.B.K:Si, bien évidemment, comme je vous l’ai dit, comme pour tout ce que je fais : la littérature, le cinéma, c’est pour intervenir en indépendant sur le champ du politique. Simplement là, je suis mon seul chef de parti, je suis mon seul militant, même si j’espère des lecteurs, des auditeurs et des spectateurs qui me suivent. Je n’ai pas le sens de la discipline pour être membre d’un parti, je n’ai pas le sens de la compromission et même du compromis pour diriger un parti. Quand on est membre ou dirigeant d’un parti, quand on veut gérer la cité, il faut avoir choisi de se salir les mains, de les plonger dans la merde et dans le sang pour reprendre un personnage de Sartre. C’est pourquoi l’anarchie est la seule pratique positive de l’artiste ou de l’intellectuel qui veut le demeurer.
L’anarchie? Tout casser, tout briser? B.B.K:L’anarchie, comme toutes les pratiques et toutes les idéologies, évolue avec son époque. L’anarchie aujourd’hui, c’est le refus d’être enrégimenté dans une discipline de groupe, c’est le droit permanent de dire non, c’est le culte de la critique continue, c’est le summum de la liberté en somme.
D’après l’homme de la rue, on a assisté à une éclosion de la parole avec le Renouveau. Comment expliquer cette baisse de ton alors qu’on se serait attendu à voir les gens affirmer des convictions plus fortes? B.B.K:Je crois qu’il s’agit là d’une question de contexte et de perception. Quand on regarde aujourd’hui ce pour quoi on était convoqué à la police sous Ahidjo, on en rit. De même, avec le temps, ce qui était considéré courageux en 1985 est devenu commun aujourd’hui. Pouvait-on caricaturer Biya à l’époque comme le font nos humoristes ? Hésitez-vous le moins du monde à me poser n’importe quelle question ? Pouvait-on lire dans la presse qui en était à ses balbutiements ce qu’on y voit aujourd’hui ? Simplement, la résonance de ces temps-là a changé, l’air est plus grand et l’écho moins évident. Et puis il faut quand même évoquer la question du défaitisme qui gagne facilement les peuples. En 1990, on donnait à Biya cent jours pour tomber. Quinze ans après, il est toujours là, de quoi tempérer des ardeurs, d’autant qu’entre temps, beaucoup de ceux qui poussaient à la révolte de la rue se sont rangés au sein du pouvoir avant, pour certains, d’en être éjectés ; que d’autres ont donné les marques de leurs propres limites démocratiques, et que d’autres encore se sont réfugiés dans ces organisations internationales qui gèrent notre colonisation indirecte, pour reprendre vos termes. Peut-on être nationaliste en 2005 et travailler à la Banque mondiale ou au Fmi?
En 1986, vous disiez dénombrer à peine 11 intellectuels au Cameroun. Pour la jeune génération, pouvez-vous nous rappeler les critères et quelques noms? B.B.K:En 1986, il était plus évident peut-être de repérer les intellectuels parce que la situation générale était davantage à la limitation des libertés, là où l’intellectuel doit proclamer sa différence, au point que les voix intelligemment dissonantes étaient faciles à détecter. Dans ma définition de l’intellectuel, il y a le minimum d’avoir un projet de société. Quelle que soit la discipline qui vous permet de prendre la parole, il y a que ce projet soit particulier, il y a que vous viviez vous-même de manière à appeler cette société, et il y a que les autres sachent quel est votre projet. C’est pourquoi il n’est pas d’intellectuel sans engagement, sans dissidence. Il n’est pas d’intellectuel sans création et sans publication, directement ou indirectement. Il n’est pas d’intellectuel sans action et sans exigence minimale de probité. A la fin des années 70 et au début des années 80, des personnalités comme Marcien Towa, Jean Marc Ela, Engelbert Mveng, Eboussi Boulaga, Mongo Béti, méritaient le noble nom d’intellectuel. Puis avec l’avènement de ce que l’on a appelé la démocratie, le multipartisme, des instincts tribaux ou purement opératoires pour des visées opportunistes ont davantage clarifié des positions. Si des gens comme Jean Marc Ela ou Englebert Mveng ou Eboussi le sont demeurés, on ne peut pas le dire de tous les onze noms que j’identifiais au départ. Vous voyez que je ne parle pas de Njoh Mouelle, ou Joseph Owona, ou Fame Ndongo, alors qu’ils ont publié, qu’ils ont même été assez prolifiques. C’est qu’on peut tout au plus être scribe, pour reprendre un titre de livre de Fame Ndongo, on ne peut pas assumer son devoir de dissidence en servant le prince en même temps.
Que diriez-vous de Mono Ndjana qui a quitté le Rdpc? B.B.K:Mono Ndjana n’a pas quitté le Rdpc, c’est le Rdpc qui l’a mis sur la touche. On ne devient pas intellectuel par rancœur, par esprit de revanche, on l’est par conviction. Je vous rappelle qu’en 1987 ou 88, avec quelques autres dont David Ndachi Tagne et Mono Ndjana, nous donnons une table ronde à l’université de Yaoundé. Le lendemain, la police tombe sur nous tous. C’est Mono Ndjana, mis en minorité au cours du débat, alors qu’il défendait ses opinions comme nous défendions les nôtres, qui est passé au rapport. Depuis, il m’est inconcevable que Mono Ndjana puisse se prévaloir de la moindre qualité d’intellectuel. On ne peut pas, battu sur le plan des idées, se transformer en flic et se présenter à nouveau pour débattre des idées. La révolution russe de Lénine s’est stalinisée du fait de personnages comme lui.
Un constat : c’est de l’étranger que la plupart des voix dissidentes s’expriment sous le Renouveau : Célestin Monga, Achille Mbembe, Jean Marc Ela… B.B.K:Ne les mettez pas tous dans le même sac. Jean Marc Ela a été contraint à l’exil. Achille Mbembe s’y était retrouvé malgré lui, et a choisi d’y demeurer. Celestin Monga est parti pour la Banque mondiale, ça n’a rien à voir avec l’exil de Jean Marc Ela que je vois chaque fois à Montréal avec douleur. Et puis, les choses ont évolué depuis, et la résonance d’un discours intellectuel africain n’a plus besoin de partir uniquement de Paris. La présence au Cameroun est devenu un devoir de l’intellectuel lorsqu’il le peut. On change une société en y vivant et en vivant ses réalités. Ce que j’ai considéré comme un handicap pour Biya, à savoir de n’avoir pas vécu la souffrance commune du Camerounais à son retour des études, est valable pour tout Camerounais qui ne connaît pas les coupures d’électricité et d’eau, les tribulations d’un cortège funèbre en région babimbi au mois d’août. Je crois en définitive qu‘il en va de l’efficacité même du discours de l’intellectuel, de plonger ses racines dans les réalités quotidiennes du peuple auquel il s’adresse et pour lequel il parle. Les restrictions de liberté, elles peuvent exister, mais parce qu’on est à l’intérieur, elles se retrouvent agrandies par la justesse et l’acuité du propos circonstancié.
Comment comprendre alors «l’appel des intellectuels» qui, en 2004, se sont alignés derrière Biya pour la présidentielle d’octobre? B.B.K:J’ai une toute autre définition de l’intellectuel.
Vous-même, on a l’impression que vous vous cachez pour affirmer désormais vos convictions marxistes. On croit reconnaître vos traits derrière l’instituteur de Sango Malo… B.B.K:Je n’ai jamais caché mes convictions. J’ai toujours été anarchiste, teinté il est vrai d’un fort marxisme il y a quelques années. Quand j’ai fait mes premiers voyages en territoire communiste, j’ai fait la grande différence entre le marxisme et l’application du marxisme. Aucune idéologie ne vaut qu’on embrigade les gens pour le privilège de quelques détenteurs de «la vérité», qu’on laisse affamé un peuple par fierté, qu’on crée un goulag. Cuba et l’Urss, qui auraient dû être des exemples de nation réussie, ont montré les limites de la vérité unique et définitive. L’anarchie des débuts de la révolution russe ou de la prise de pouvoir des Castro et Che Guevara est ce qui a manqué le plus au communisme en action. Je nuance mes propos des vérités que m’assène le quotidien des peuples. Je ne renonce pas à mes convictions, je les affine. L’erreur de l’instituteur de Sango Malo est de n’avoir pas su que l’essentiel est de rechercher la vérité, pas d’être convaincu de la posséder.
Achille Mbembe a fait le choix de l’exil. Au nom de la parenté idéologique et de votre jeunesse commune, vous auriez dû le suivre… Pourquoi est-ce que j’aurais dû ? Il y a le Achille Mbembe du temps d’Ahidjo. S’il rentrait, il aurait été à coup sûr appréhendé parce que parler simplement de Um Nyobe était un crime. Et à ce moment-là, je lui ai conseillé de ne pas rentrer, et Jean Marc Ela et Titi Nwel et moi et quelques autres nous avons enterré son père. Par la suite, l’exil n’a plus été pour lui une obligation mais un vrai choix. Mais je vous l’ai dit, s’il ne faut pas opposer les exilés aux travailleurs de l’intérieur, il faut reconnaître qu’aujourd’hui ce qui manque c’est les insoumis de l’intérieur. Alors peut-être est-ce Achille qui doit songer, non pas forcément à revenir, mais à venir plus souvent. Mais il convient aussi de le dire, Achille et moi avons souvent été différents : à l’école, il était un grand croyant, militant des mouvements des jeunes catholiques, alors que je m’interrogeais déjà sur Dieu. Aujourd’hui, il a une notion très individualiste de la famille, je suis demeuré peut-être trop attaché à cette cellule à laquelle on appartient par la naissance. Simplement, ce qui nous a toujours lié, c’est la mystique du travail, le refus de la vérité définitive, le devoir de contestation de tout, l’anarchie en somme, même s’il n’acceptera pas ce terme, et même si nos convictions connaissent des lignes de démarcation souvent étanches. Mais malgré nos différences et peut-être aussi pour ça, je suis fier de l’avoir pour ami. C’est certainement la preuve que mon acceptation de la différence, mon ouverture au débat, ma quête inlassable de la vérité ne datent pas d’aujourd’hui.
En dehors des aléas politiques du genre «après-Biya heurté», êtes vous optimiste pour le Cameroun ? B.B.K:J’ai beau m’efforcer à l’être, il y a plein de facteurs qui incitent à l’inquiétude, le plus important d’entre eux étant que les adolescents qui grandissent ont fait de l’argent le but ultime de leur vie. Aucune république, aucune nation au monde ne s’est bâtie sur le socle de la feymania, alors que le rêve des jeunes aujourd’hui c’est la richesse par tous les moyens. Il n’y a plus ce rêve d’être Einstein ou Cheik Anta Diop. Ce n’est pas Chicago qui a fait l’Amérique, c’est Harvard et Hollywood. Ce n’est pas Marseille qui a fait la France, mais Descartes et le quartier latin.
Il faut repenser l’école pour donner à rêver de grands destins aux enfants, et s’il faut repenser l’Ecole, il faut repenser la politique et le politique, et ça ce ne sera pas le fait des politiques, ça ne se fera que sous la pression du peuple, qui lui-même n’agira que sous l’impulsion intellectuelle de penseurs libres, dissidents, en quête inlassable de vérité, et qui publient et diffusent à chaque étape de leur quête, leur vérité provisoire: des intellectuels. C’est le devoir de l’intellectuel, de l’écrivain, de l’artiste, de blâmer le présent et de penser l’avenir, car il est celui-là qui, comme me le disait Cheik Anta Diop un mois avant sa mort, a raison… vingt ans plus tard.
C’est pourquoi il ne peut qu’être en conflit permanent avec le pouvoir politique, arc bouté sur le présent. Vous voyez, on n’en sort jamais, de la politique. L’intellectuel, le créateur, l’artiste est, en dernière instance, un politique en dissidence, mais un politique forcément, s’il veut mériter de son peuple.

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